Hundun est une figure mythologique issue de la cosmologie chinoise, souvent associée au concept du chaos primordial, un état antérieur à la création du monde et à l’établissement de l’ordre. Dans les textes taoïstes, Hundun est décrit comme une entité amorphe et sans forme définie, incarnant l’indifférenciation et le potentiel infini avant la manifestation de l’univers. Il est également perçu comme une métaphore du désordre cosmique qui précède l’émergence de la réalité structurée.
Hundun : Le visage du Chaos primordial dans la mythologie chinoise
Au commencement, avant que le Ciel ne se sépare de la Terre, avant que le Yin ne danse avec le Yang, il y avait Hundun. Dans l’imaginaire occidental, le chaos est souvent synonyme de désordre, de destruction et de confusion. Mais dans la pensée chinoise, cette notion est bien plus nuancée. Hundun (混沌) n’est pas seulement un monstre sans visage ; il est la matrice universelle, l’œuf cosmique, l’état de potentialité pure qui précède toute création.
Cette créature fascinante, à la fois divinité, concept philosophique et bête légendaire, incarne le mystère de l’origine. Pour les écrivains, les philosophes et les curieux, comprendre Hundun, c’est toucher du doigt une conception du monde où l’indifférencié n’est pas un vide, mais une plénitude absolue. Plongeons dans les brumes de la cosmologie chinoise pour découvrir pourquoi la mort du Chaos fut nécessaire à la naissance de notre monde.
Le Chaos comme matrice universelle
Dans la cosmologie chinoise traditionnelle, l’univers ne naît pas ex nihilo (à partir de rien), mais à partir d’un état de confusion riche et fertile. Hundun représente cet état primordial : une soupe cosmique où les éléments, les directions et les formes ne sont pas encore séparés.
Il est souvent visualisé comme un « œuf » ou une « outre » scellée. À l’intérieur de cet espace clos, le souffle vital (Qi) est complet, unifié et indifférencié. Il n’y a ni haut ni bas, ni bien ni mal, ni passé ni futur. C’est l’état de Hunyuan (l’origine chaotique), un temps infini qui contient en germe toutes les possibilités de l’existence.
Cette vision se retrouve au cœur du Taoïsme, mais aussi dans certaines branches du Bouddhisme Chan (Zen). Pour ces courants de pensée, l’objectif spirituel est souvent de « retourner à Hundun », c’est-à-dire de retrouver cet état d’esprit originel, libre des distinctions artificielles et des jugements binaires qui fragmentent notre perception de la réalité.
L’apparence de l’informe : une créature sans visage
Comment décrire ce qui n’a pas de forme ? Les textes anciens, notamment le célèbre Livre des Monts et des Mers (Shanhaijing), ont tenté de donner un corps à ce concept abstrait.
Hundun y est décrit comme une créature étrange, vivant à l’ouest des monts Kunlun. Il ressemble à un sac jaune ou rouge, parfois comparé à un chien ou un ours, mais avec des caractéristiques troublantes :
- Une absence de visage : Il n’a ni yeux, ni oreilles, ni nez, ni bouche.
- Une anatomie impossible : Il possède parfois six pieds et quatre ailes, mais ne peut se déplacer de manière coordonnée.
- Une nature paradoxale : Bien qu’aveugle et sourd, il est sensible à la musique et à la danse. Certains textes disent qu’il passe son temps à se mordre la queue, tournant en rond dans une existence insouciante et niaise.
Cette apparence monstrueuse sert en réalité une métaphore précise : Hundun est hermétique au monde extérieur. Il vit dans une complétude intérieure, coupé des distractions sensorielles qui définissent la vie des mortels.
La parabole de Zhuangzi : Quand la gentillesse tue le Chaos
L’histoire la plus célèbre et la plus profonde concernant Hundun nous vient du Zhuangzi (Tchouang-tseu), l’un des textes fondateurs du taoïsme. Ce récit allégorique, situé au chapitre sept, raconte la fin du Chaos d’une manière à la fois tragique et poétique.
Le récit des trois empereurs
L’histoire met en scène trois empereurs :
- Shu (儵), l’empereur de la Mer du Sud. Son nom signifie « Bref » ou « Rapide ».
- Hu (忽), l’empereur de la Mer du Nord. Son nom signifie « Soudain » ou « Immédiat ».
- Hundun, l’empereur du Centre. Son nom signifie « Chaos » ou « Turbulent ».
Shu et Hu se rencontraient souvent sur le territoire de Hundun, au centre du monde. Ce dernier, fidèle à sa nature généreuse et sans préjugés, les accueillait toujours avec une hospitalité magnifique. Touchés par cette bonté, Shu et Hu décidèrent de le remercier.
Ils se dirent : « Tous les hommes ont sept orifices (deux yeux, deux oreilles, deux narines, une bouche) pour voir, entendre, manger et respirer. Seul Hundun n’en a pas. C’est bien triste pour lui. Essayons de lui en percer pour l’aider ! »
Armés de bonnes intentions, ils percèrent un trou chaque jour dans le corps de Hundun.
Au septième jour, après le perçage du dernier orifice, Hundun mourut.
La signification philosophique : Wuwei contre l’action forcée
Cette mort n’est pas un simple meurtre mythologique. C’est une leçon magistrale sur le concept de Wuwei (le non-agir) et les dangers de l’interventionnisme.
- La perte de l’innocence : En donnant des sens à Hundun, Shu et Hu ont introduit la discrimination. Voir, c’est distinguer le beau du laid ; entendre, c’est séparer l’agréable du désagréable. En acquérant la capacité de différencier, Hundun a perdu son unité primordiale. Il est passé de l’absolu au relatif, ce qui a causé sa fin.
- L’action contre la spontanéité : Shu et Hu représentent le temps fugace (l’éclair, l’instant). Ils sont l’action rapide et irréfléchie. En voulant « améliorer » la nature de Hundun selon leurs propres normes humaines, ils l’ont détruit. Le texte nous enseigne que vouloir imposer une forme ou une fonction à ce qui est naturellement informe est une violence.
- Le Centre brisé : Hundun occupait la place centrale (Zhong), celle de l’équilibre neutre. En le forçant à devenir comme les autres, l’harmonie du centre a été rompue, donnant naissance à l’univers différencié tel que nous le connaissons — un monde de séparation, et donc de mort.
Hundun : Le « Méchant » du folklore
Si la philosophie taoïste voit en Hundun une figure de pureté originelle perdue, le folklore populaire et confucéen a parfois été plus sévère avec lui.
Dans certaines traditions, Hundun est classé parmi les Quatre Animaux Maléfiques (Si Xiong), aux côtés de Taotie (la Gloutonnerie), Taowu (l’Ignorance) et Qiongqi (la Déviance). Ici, son absence de visage et d’orifices est réinterprétée comme un signe d’entêtement et de stupidité morale.
On dit de ce « mauvais » Hundun qu’il déteste les gens vertueux et obéit aux êtres vils. Il est l’incarnation de celui qui refuse d’écouter la raison (pas d’oreilles), de voir la vérité (pas d’yeux) et qui sème la confusion sociale. Cette dualité entre le « Chaos sacré » des mystiques et le « Chaos stupide » des moralistes montre toute la richesse de la mythologie chinoise, capable de tenir deux vérités opposées sur une même figure.
L’héritage du Chaos
Que reste-t-il de Hundun aujourd’hui ? Son nom survit dans la langue chinoise moderne. Le mot hundun désigne toujours le chaos, la confusion ou le trouble. De manière amusante, il est aussi l’homophone (et l’origine probable) du mot désignant les wontons (la soupe de raviolis). Ces petits sacs de pâte flottant dans le bouillon rappellent l’outre primordiale, scellée et pleine de saveurs cachées, nageant dans la soupe cosmique.
Pour l’écrivain ou le créateur d’univers, Hundun est une ressource inépuisable. Il rappelle que le vide n’est pas rien, que le silence est plein de musique, et que parfois, la pire chose à faire est de vouloir tout définir, tout étiqueter et tout « ouvrir ». Certaines choses doivent rester mystérieuses pour conserver leur puissance.
La mort de Hundun a créé le monde, mais une part de nous, dans nos moments de méditation ou de rêverie, cherche toujours à recoudre ces sept orifices pour retrouver la paix du centre indifférencié.

